Les frères Corneille, Fontenelle : ces écrivains de Rouen sont pour quelque chose dans l'essence de la ville, non dans son illustration. Pour recevoir l'hommage qu'elle mérite, Rouen attendra le passage de Victor Hugo. Pas étonnant : le grand Victor est à la fois un fou du moyen-âge et de la marche à pied. Après Sainte-Beuve, son ami Louis Boulanger lui a donné le désir de Rouen. Le 23 juillet 1834, Hugo écrit à sa femme : "Tu sais quelle rage j'ai de voir Rouen".
   Rive droite, rive gauche, à cheval sur la Seine, Rouen vue de très loin semble vouloir jouer à Paris. Au beau milieu du fleuve, l'Ile Lacroix pourrait compléter l'illusion. Il n'en est rien. Malgré le pont Corneille qui la franchit en lui donnant des miettes de passé, ce no man's land résidentiel, sportif et plutôt vert, ne prétend pas au rang de centre, et révèle d'emblée une modernité confortable, sans cachet particulier. Où est le coeur, alors ? Dilué dans les eaux de la Seine ? Non. Entre la Seine et Rouen, c'est de l'amour, de l'amitié, un frôlement nonchalant, complaisant; car le fleuve longe la ville sans la traverser.
   L'incendie de juin 1940, les bombardements aériens de 44 ont laissé leurs marques : la cathédrale, le palais de justice, l'hôtel de Bourgtheroulde, l'église Saint-Maclou furent touchés profondément. Les stigmates des bombardements donnent aux vieux monuments de Rouen une beauté de la mélancolie, de la fragilité, de même les quartiers reconstruits rehaussent les ruelles anciennes, les maisons à pans de bois. Rien ne peut disparaître désormais, puisque l'essentiel est resté malgré l'épreuve, puisque Rouen est assez forte pour gommer les outrages du banal.
   Au coeur même de la ville, la cohabitation de l'ancien et du moderne semble aller de soi, au bénéfice du premier.
   Les lumières parcourent l'espace pour dessiner des taches lumineuses sur les objets touchés.

                        Textes extraits de "Rouen" par Philippe DELERM

Une rue est faite pour que l'homme y choisisse son allure et son point de vue, pour qu'il y prenne le
temps de parler et même de de se parler à lui-même, pour regarder, aussi parler aux autres et
éventuellement leur dire bonjour. C'est fait pour errer, pour se laisser happer par une idée, la suivre, la perdre ....
                  (Roger Balavoine, Notes, né à Rouen en 1932)